CHAPITRE 7
La douce voix du Maître
des Imprécations est comme le rugissement d’un lion
courroucé.
Pour une fois Emerson fut debout avant moi le lendemain matin. Il essayait de se mouvoir sans bruit, ce qu’il ne sait pas vraiment faire. Un juron étouffé me réveilla et, ouvrant les yeux, je l’aperçus debout sur une jambe comme une cigogne, tenant à la main son pied sans chaussure. J’en déduisis qu’il s’était cogné l’orteil contre le bois de lit, car les imprécations qu’il marmonnait étaient dirigées contre ce meuble.
Il y avait tout juste assez de lumière pour que je distingue sa silhouette.
— Mais où donc allez-vous à cette heure-ci ? m’enquis-je, tout en m’en doutant.
— Crénom, répondit Emerson en croyant naïvement chuchoter, je ne voulais pas vous réveiller, Peabody.
— En ce cas vous devriez éviter de trébucher dans le noir sans chaussures. (Comme il n’avait pas répondu à ma question, je la reposai :) Où allez-vous ?
— Faire une promenade hygiénique. Emerson s’assit et commença d’enfiler ses bottes.
— Excellente idée. Je vais vous accompagner.
Nefret dormait toujours, la main passée sous la joue. Je me glissai hors du lit et allai m’habiller derrière le paravent. Ce que je fis encore plus rapidement que d’habitude, craignant qu’il n’essaie de partir sans moi. Mais lorsque je ressortis, je le trouvai debout près du lit.
— Elle va bien aller ? demanda-t-il anxieusement.
— Oh, oui. Les jeunes ont de stupéfiantes capacités de récupération. Et puis, elle n’a pas été blessée, elle a seulement eu peur.
— Vous en êtes certaine ?
— Oui, mon chéri. L’homme l’a à peine touchée. Je crois qu’elle se faisait plus de mauvais sang pour Ramsès que pour elle-même. Comment va-t-il ?
— S’il y avait eu le moindre motif d’inquiétude, je vous l’aurais dit tout de suite, répondit Emerson. Selim est avec lui.
— Selim ? Mais il n’était pas là, il était…
— Pas si fort, Peabody. Vous allez la réveiller.
— Je suis réveillée. (Les yeux bleus, dont la teinte était visible maintenant qu’il faisait plus clair, s’ouvrirent soudainement.) Comment va Ramsès ?
— Comme je le disais à ta tante Amelia, il est profondément endormi, et apparemment il n’a pas de fièvre.
— Vous allez quelque part, n’est-ce pas ? (Elle sortit en toute hâte de son lit, exposant ses longs membres graciles.) Je vais veiller Ramsès.
La chemise de nuit m’appartenait. J’avais roulé en boule le vêtement déchiré de Nefret avant de le faire disparaître. Ma chemise de nuit l’enveloppait des épaules aux pieds, à présent qu’elle était debout. Néanmoins, je jugeai nécessaire de lui adresser une petite mise en garde.
— Enfile d’abord tes vêtements.
— Ridicule, marmonna Nefret. Oh, très bien, ne vous inquiétez pas pour Ramsès. Je vais m’occuper de lui.
— Je n’en doute pas, dis-je, espérant que Ramsès s’abstiendrait de mentionner son intervention héroïque toutes les cinq minutes, et que l’affection reconnaissante de Nefret les empêcherait de se disputer, ne serait-ce que quelques heures.
— Mon oncle ?
Emerson, qui allait franchir la porte, se retourna. Elle le regarda droit dans les yeux et dit doucement, dans son meilleur arabe :
— Que la bonne fortune accompagne vos projets, ô Maître des Imprécations.
Emerson me laissa tout juste le temps de jeter un coup d’œil sur mon fils, qui dormait en effet paisiblement. Comme nous quittions la dahabieh, Anubis surgit de je ne sais où, et descendit avec nous l’échelle de coupée.
— Emerson, que voulait dire Nefret ?
— Vous comprenez l’arabe ?
— Oui, mais… Il m’a semblé qu’elle encourageait…, ou du moins qu’elle approuvait…, une initiative qui…
— Je n’avais nul besoin d’encouragement, ma chérie, dit doucement Emerson.
Cela, si je n’avais déjà su qu’il n’était pas d’humeur à plaisanter, je l’aurais déduit du fait que les animaux qui nous attendaient étaient des chevaux et non les petits ânes. Abdullah attendait également, la mine particulièrement sinistre. Emerson me jeta sur l’un des chevaux et sauta en selle.
— Qu’il ne vous prenne pas la fantaisie de laver ces satanées bêtes, Peabody. Vous aurez tout loisir d’être à leurs petits soins plus tard. Je les ai louées pour le restant de la saison et j’ai envoyé un des hommes à Louxor nous acheter des selles. Celles-ci sont, je l’avoue, un peu usées. Crénom, Abdullah, dépêche-toi ou je te laisse ici. Toi aussi, ajouta-t-il en jetant un coup d’œil au chat, qui sauta aussitôt d’un bond agile sur les genoux d’Emerson.
— Emerson, avez-vous réussi à dormir un peu cette nuit ?
— Je me suis amusé à imaginer ce que j’allais faire à Hamed.
— Mais vous ne pouvez pas avoir la certitude que c’est…
Il était parti avant que je ne puisse achever la phrase et il fallut que j’encourage ma pauvre monture à avancer de son pas le plus rapide pour le suivre. Je n’osais pas laisser Emerson me devancer. Vu l’état d’esprit dans lequel il se trouvait, il était capable de battre le vieil homme à mort ou quasiment – ce qu’il regretterait probablement une fois qu’il se serait calmé –, et Abdullah n’était pas homme à l’en empêcher. L’honneur familial, ainsi que l’affection qu’Abdullah cachait à tous sauf à moi, exigeaient que soit levé le soupçon qui pesait sur son petit-fils.
Certes, même moi aurais du mal à calmer deux hommes enragés, mais je m’en sentais capable – avec un peu de chance. La chance – probablement le fait qu’Hamed avait appris que nous venions lui rendre visite – était avec moi. La vieille canaille demeura introuvable. Nous ne vîmes que des poules au jardin. Quant aux domestiques et aux apprentis, ils avaient pris la fuite.
Emerson parcourut la maison en coup de vent, renversant les meubles et arrachant les rideaux qui tenaient lieu de portes. Il fit même irruption dans le harem – si ce mot peut désigner une petite pièce habitée par deux femmes tremblotantes. Il ne nous fallut qu’un coup d’œil pour constater qu’aucune des deux ne pouvait être Hamed. L’une était une vieille ridée, l’autre une jeune fille aux yeux noirs, qui n’avait manifestement guère plus de treize ans.
Elle avait négligé de se voiler et tremblotait uniquement parce que c’était ce qu’on attendait d’elle. Les deux visages contemplaient Emerson sans crainte et avec beaucoup d’intérêt. Après les avoir saluées respectueusement, il regarda sous le divan et derrière un rideau, puis ressortit.
— Nous perdons notre temps, Emerson, dis-je. Il n’est pas là. Vous avez fouillé…
— Ma chère Peabody, j’ai à peine commencé.
Il retourna auprès d’Abdullah, qui était dans la pièce principale. Couteau en main, il frappait le sol au hasard.
— Rien, annonça-t-il en se relevant.
— Je pense que ce sera dans la chambre du maître de maison, commenta Emerson avec une moue sardonique.
Une pièce était en effet meublée plus confortablement et de façon plus voyante que le reste de la maison. Le sol était couvert de carpettes ; des coussins s’empilaient sur un divan ; à côté se trouvaient un narguilé et un plateau avec une bouteille et un verre. Le verre était à moitié plein. Emerson le prit en main et en renifla le contenu.
— Du brandy. Non seulement il viole le commandement qui interdit l’alcool, mais aussi les lois du ramadan. Très bien, Abdullah, allons-y.
Ils ne prirent pas la peine de rabattre les carpettes. Après quelques coups, Abdullah émit un grognement de satisfaction.
— Du bois. C’est là, Emerson.
La trappe avait été recouverte d’une fine couche de poussière pour qu’elle ne se distingue pas du reste du sol.
Au lieu de voir la forme d’un fugitif recroquevillé, j’aperçus une pile de ballots grossiers aux formes étranges. Le premier que sortit Emerson contenait un vase en albâtre (plus précisément en calcite), merveilleusement sculpté. Les hiéroglyphes gravés sur un côté étaient remplis d’une pâte bleue.
— Ahmosis Nefertari, marmotta Emerson. Épouse, fille et mère de sang royal. Pas notre reine, Peabody. Combien de tombes royales ces salauds ont-ils découvertes ?
Il mit soigneusement le vase de côté et glissa de nouveau la main dans le trou. Les objets s’empilèrent : un fragment de chaouabti en bois finement sculpté, au couvre-chef royal, mais sans inscription ; un scarabée en forme de cœur en feldspath vert ; plusieurs autres chaouabtis en faïence recouverts de vernis bleu ; une poignée de perles turquoise et or enveloppées dans un morceau de tissu – et une petite statue, de vingt-cinq centimètres de haut, qui me parut étrangement familière.
— Tétishéri ! m’exclamai-je. Il y avait donc deux statues. Ou bien trois.
— Ou, plus vraisemblablement, toute une série. Ceci est l’une des copies faites par Hamed, Peabody. Je me demande combien il en a fait d’autres avant de se séparer de l’original.
Emerson se mit debout et tendit la statuette à Abdullah, qui la glissa sous le devant de sa tunique.
— Vous n’avez pas l’intention de… euh… confisquer les autres objets ? m’enquis-je.
— Pour le moment je n’en veux pas. Je veux Hamed. Où diable ce salaud a-t-il pu se terrer ? Je vais fouiller chaque maison de malheur de ce satané village s’il le faut, mais il devrait y avoir un moyen plus facile de le retrouver. Peut-être qu’en demandant aux dames…
— Il se peut qu’elles aient trop peur de lui pour le trahir, Emerson. Mais cette jeune fille… elle est si jeune, à peine plus âgée qu’une enfant. Ne pouvons-nous pas l’emmener ?
— Je doute qu’elle vienne, Peabody. Oh, je partage votre aversion pour cette coutume, mais si vous êtes d’humeur réformatrice, vous pourriez commencer par chez nous. Les lois de l’Angleterre civilisée permettent aux femmes de se marier à l’âge de douze ans.
Pour une fois mon instinct aiguisé et ma compréhension de la psychologie féminine m’induisirent en erreur. Les dames ne demandaient pas mieux que de coopérer. Elles répondirent aux questions d’Emerson en roulant les yeux et en haussant les épaules, mais l’une des deux – la plus âgée – mentionna d’un ton faussement détaché qu’Hamed avait récemment pris femme pour la troisième fois.
— Ah ! fit Emerson. Elle a sa propre maison ? Ce doit être une perle de beauté pour mériter d’être logée à part… ou bien, plus probablement, une riche veuve. Hamed aime encore plus l’argent que… euh, mmm. Marhaba, Sitt, Allah isabbekhum bilkheir.
Au moment où nous quittions la pièce, je vis la jeune fille se glisser vers la vieille femme, qui passa le bras autour d’elle en un geste maternel. La polygamie est une vilaine coutume contre nature, que je ne comprendrai ni ne pardonnerai jamais, mais un tendre bourgeon de sentiments affectueux peut pousser sur un tas de fumier. Je me demandai si ce n’était pas de la jalousie pour le compte de la jeune fille – non pas suscitée par la personne peu engageante d’Hamed mais par les attentions qu’il accordait à sa nouvelle épouse – qui avait amené la vieille à le trahir.
Notre présence et le bruit qu’avait fait Emerson nous avaient attiré un auditoire. Il s’agissait pour la plupart de curieux de tous âges, sexes (et conditions), mais j’aperçus quelques faces patibulaires dans la foule, et je dis doucement à Abdullah :
— Faut-il que nous allions chercher des renforts ?
Couteau dans une main, l’autre sous le devant de sa robe, Abdullah me regarda, surpris.
— Non, Sitt. Pourquoi ?
Il m’invita d’un geste à le précéder. Je serrai mon ombrelle et suivis Emerson.
L’un des badauds nous fournit joyeusement le renseignement demandé. La maison n’était pas loin. C’était une élégante demeure, plus grande et en meilleur état que nombre de ses voisines. La porte était joliment sculptée et très vieille. Par délicatesse Emerson s’abstint de la défoncer d’un coup de pied. Mais il ne prit pas la peine de frapper.
Les traits de la femme qui était assise jambes croisées sur le divan en face de nous présentaient le mélange racial propre à l’Égypte, notamment dans le sud. Le résultat en était frappant et peu commun : des lèvres pleines, de hautes pommettes, des yeux, bien espacés, d’une teinte plus verte que noisette, un nez proéminent comme celui d’un général romain. Elle avait une peau brun foncé, aussi lisse que du velours.
Après m’avoir jeté un coup d’œil indifférent, elle toisa Emerson des pieds à la tête, et ses lèvres esquissèrent un sourire. De toute évidence elle attendait de la visite, car elle était sur son trente et un. Des bijoux d’argent lui ornaient les oreilles et le front, et un bracelet tinta comme elle portait une cigarette à ses lèvres.
— Salaam aleikhum… euh…, commença Emerson.
Elle l’interrompit en faisant un geste avec sa cigarette.
— Je m’appelle Layla, Maître des Imprécations. Il est là.
— Là ? répéta Emerson assez sottement, ne s’attendant pas à une telle complaisance.
— Il se cache dans un coin, comme une fouine, lança-t-elle avec mépris. Comme vous le trouveriez vite, pourquoi ne pas vous le dire avant que vous ne mettiez sens dessus dessous ma pauvre maison.
— Très sensé, acquiesça Emerson.
Il franchit en coup de vent l’ouverture, masquée d’un rideau, qu’elle avait indiquée. Un hurlement accompagna la découverte de Hamed. Emerson revint, traînant le bonhomme par l’encolure de sa tunique.
La femme se déplia et le suivit jusqu’à la porte.
— Si cela vous dit de me rendre visite, Maître des Imprécations, pour vous je serais prête à baisser le prix jusqu’à…
— Seigneur ! m’écriai-je. Cela suffit, mademoiselle…, madame…
— Peu importe, Peabody, intervint Emerson. Sacrebleu, pensez-vous que je sois d’humeur à… Même si c’était le cas, ce qui ne le sera jamais… Le diable emporte ces bonnes femmes, elles passent leur temps à vous déranger !
Les badauds se dispersèrent quand nous sortîmes de la maison, puis se regroupèrent un peu plus loin. Trois individus nous barraient le chemin. C’étaient les hommes que j’avais remarqués tout à l’heure, et leurs mines étaient encore plus patibulaires. Hamed, tirant sur le tissu qui lui serrait la gorge, hoqueta :
— Laissez-moi partir. Laissez-moi partir, ou ils vont…
— Oh, je ne crois pas, dit Emerson resserrant sa prise si bien que la menace s’acheva en gargouillis étranglé. Peabody, votre ombrelle, s’il vous plaît.
J’ignore ce qu’il avait l’intention de faire précisément, mais guidée par ses paroles et son geste, je brandis l’ustensile en question.
Deux de nos adversaires reculèrent en toute hâte et l’un d’eux – le plus costaud et le plus musclé – tomba à genoux.
— Non ! hurla-t-il. Non, pas ça ! Sitt Hakim, Emerson Effendi, s’il vous plaît, je vous en supplie… Pas ça !
La scène était théâtrale : l’homme tremblotant, le visage luisant de sueur, les mains levées comme pour prier, le cercle apeuré des badauds, la silhouette impressionnante d’Emerson dominant le suppliant, et le tas de haillons ratatiné, gémissant, qu’était Hamed. Je dois avouer, toutefois, que l’ombrelle ajoutait une note quelque peu discordante. Partagée entre la stupéfaction et l’amusement, je gardai la pose.
— Debout, Ali Mahmoud, et file. Peabody, vous pouvez abaisser votre… euh… arme. À présent, Hamed, discutons.
Il assit le vieil homme sur un rocher. Abdullah, couteau en main, grogna :
— J’ai droit sur lui, Emerson. L’honneur de ma famille…
— Tu pourras le tuer une fois que j’aurai fini de le questionner, Abdullah, dit Emerson. Ou peut-être pas, selon ce que je déciderai. Hamed, je t’ai dit que j’étais fatigué des attentions que tu nous prodiguais. Je ne répète pas souvent une mise en garde. Qui était l’homme que tu as envoyé hier soir ? Je veux bavarder un peu avec lui également.
Hamed roula des yeux égarés, fixant tour à tour Emerson et Abdullah. Il ne se laissa pas abuser par le ton bonasse d’Emerson. C’était devenu un proverbe de par les villages d’Égypte : « La douce voix du Maître des Imprécations est comme le rugissement du lion courroucé. »
— Vous l’empêcherez de me tuer si je vous dis la vérité ? Je suis un vieil homme, un vieil homme brisé…
— Qui était-ce ? L’un de tes fils, je suppose. Lequel ?
Je ne fus nullement surprise de constater qu’Hamed était disposé à tenir le rôle d’Abraham devant la colère de Jéhovah-Emerson.
— Solimen, lâcha-t-il. Mais il n’a pas fait de mal. Il ne voulait pas faire de mal.
Encore une fois, Abdullah s’avança.
— Pas de mal ? À une jeune fille, à une vierge qui n’a jamais connu d’homme, qui est sous la protection d’Emerson Effendi et d’Abdullah ibn Hassan al Wahhab ? Je serais prêt à trancher ta gorge décharnée rien que pour ça, Hamed, même si tu n’avais pas essayé de faire accuser mon petit-fils.
Je n’aurais jamais cru que les yeux d’Hamed qui louchaient, enfoncés dans leurs orbites, puissent s’agrandir à ce point. Les mots jaillirent comme des balles.
— Qu’est-ce que vous dites ? C’est insensé, ce que vous dites ! Emerson Effendi… Sitt Hakim… vous ne croyez pas… Si je voulais mourir, je sauterais des falaises d’El Dira, ce serait moins terrible que la mort qu’un tel forfait me vaudrait. Wahyât en-nebi, par la vie du Prophète. Je jure…
— Mmm, fit Emerson. Sais-tu, Hamed, que je suis presque enclin à te croire. Pourquoi est-il allé là-bas, alors ?
Il desserra la main. Hamed poussa un soupir et rajusta les plis de l’étoffe autour de sa gorge. Je partageais l’avis d’Emerson : les dénégations terrifiées d’Hamed me paraissaient dignes de foi, mais entretemps il avait repris ses esprits.
— Pour le garçon, finit-il par marmonner, il est à moi. J’ai payé un bon prix pour l’avoir. J’ai le droit de le reprendre.
— Et Solimen s’est trompé de chambre ? lui demanda Emerson pour l’aider, repoussant du coude Abdullah, qui écumait.
Hamed se montra plus malin que cela.
— Il n’a pas pu passer par la fenêtre de votre fils, car il y avait un homme qui montait la garde. La jeune fille s’est réveillée avant qu’il ne puisse quitter sa chambre, et elle a crié. Solimen est un jeune imbécile. Il a perdu la tête, mais il voulait seulement l’empêcher d’appeler à l’aide. (Il ajouta en jetant à Emerson un regard matois :) Elle est aussi forte et brave qu’une chatte du désert, Maître des Imprécations. Si elle ne s’était pas défendue, Solimen n’aurait pas… Je vous l’abandonne. Faites de lui ce que vous voudrez, il mérite d’être puni pour sa stupidité.
— Noble geste, commenta Emerson avec ironie. Il est probablement à mi-chemin du Soudan à l’heure qu’il est. Il aurait intérêt à y rester. Quelles que soient ses raisons, il a osé porter la main sur ma fille. Si je le trouve, je le tuerai.
La froide détermination de cette affirmation était bien plus effrayante qu’un cri de rage. Hamed frissonna.
— Quant à toi, poursuivit Emerson, je ne peux pas tuer de sang-froid un malheureux sac d’os tel que toi, ni permettre à Abdullah de le faire. Je vais déroger à mes principes et te donner un second avertissement – ce sera le dernier. Si toi ou un de tes émissaires m’importunez encore, je donnerai à Abdullah la permission de faire ce que je lui interdis pour le moment. Il se pourrait que son large cercle d’amis et de parents souhaite participer. Tu me comprends ?
— Oui, oui ! (Le vieil homme dégringola de son rocher et tomba à genoux.) Vous êtes généreux, Maître des Imprécations. Que la bénédiction d’Allah soit avec vous.
Une main tordue chercha la main d’Emerson, qui la retira d’un air dégoûté. Puis son expression changea. Saisissant la main, il l’examina attentivement.
— Regardez ceci, Peabody.
J’aurais préféré ne pas voir de si près cette extrémité de membre repoussante, mais en l’examinant, je compris ce qui avait éveillé la curiosité d’Emerson. Sous la crasse incrustée, on entrevoyait un réseau de pâles cicatrices, recouvrant le dos de la main et s’étendant jusqu’aux doigts déformés.
— Ce ne sont ni les rhumatismes ni l’arthrite qui l’ont paralysé, m’exclamai-je. Ses mains ont été brisées… écrasées… par une chute de pierres ou par…
— Un pied chaussé d’une botte. (Calmement Emerson retroussa la manche d’Hamed jusqu’au coude. L’avant-bras dénudé était visqueux et ridé, mais ne portait pas trace de cicatrices. Il lâcha la main d’Hamed et essuya distraitement la main sur son pantalon.) Ces blessures ne sont sans doute pas accidentelles. Il en a aux deux mains, et seulement aux mains. Il fait semblant d’être estropié, mais comme vous avez dû l’observer, il peut se déplacer aussi vite qu’un serpent quand il le veut. Qui t’a fait ça, Hamed ? Quand, et pourquoi ?
Les lèvres minces se crispèrent, gardant le silence.
— Je crois pouvoir hasarder une hypothèse, Emerson, dis-je. Ces blessures remontent à longtemps – à dix ans ou plus. Hamed se livre au trafic d’antiquités depuis plus longtemps que ça. Nous savons qui dirigeait ce trafic à Louxor à l’époque, et nous savons comment il le dirigeait.
— Bravo, Peabody. La seule question qui demeure, c’est : pourquoi ?
— Manifestement il a essayé de rouler Riccetti, répondis-je. Il en était fort capable, et Riccetti était fort capable de réagir ainsi. Les détails ont-ils de l’importance maintenant ? Pour l’amour de Dieu, partons, Emerson.
— Mmm, oui, autant partir. Je ne peux plus supporter la puanteur de cette créature. Viens, Abdullah.
Je regardai la maison derrière moi. Layla se tenait sur le seuil de la porte ouverte, une main sur la hanche. Elle m’adressa un grand sourire et fit un geste d’adieu de l’autre main.
— Une riche veuve, à mon sens, dit Emerson, qui avait observé cet échange. La maison doit être à elle, et elle a assez de caractère pour tyranniser Hamed. Je me demande ce qu’elle sait exactement sur ses activités.
Je le pris fermement par le bras.
— Pas suffisamment pour mériter une visite de votre part.
— Comment savez-vous ce qu’elle… Oh, fit Emerson, je saisis la subtile allusion, Peabody. Ou bien était-ce une menace ? Bien inutile, je vous assure. Où est ce maudit chat ?
— Il chasse, répondis-je, comme Anubis s’approchait en trottinant avec un gros rat entre les dents, qu’il laissa tomber aux pieds d’Emerson.
— Très attentionné de ta part, dit ce dernier en prenant le rat par la queue et le tendant à Abdullah. Attends que nous ayons fait un petit bout de chemin avant de le jeter, Abdullah, ce serait impoli de ne pas paraître apprécier le cadeau.
— Pfff, fit Abdullah avec une moue.
Emerson mit le chat sur son épaule.
— Ce bonhomme…, dis-je, l’un des ruffians, si je peux le qualifier ainsi, a eu un comportement très étrange. Comment avez-vous réussi à le terroriser au point qu’il en bafouille ?
— Ce n’est pas moi, répondit Emerson. C’est vous. Ou, pour être plus précis, votre absurde ombrelle. Ne savez-vous donc pas qu’elle est considérée comme une arme aux grands pouvoirs magiques ?
— Vous plaisantez sûrement ?
— Vous êtes devenue une légende de votre vivant, Peabody, déclara Emerson solennellement. On raconte inlassablement ces histoires autour des feux villageois, et elles grossissent à chaque fois. Les histoires de la grande et terrible Sitt Hakim, dont la puissante ombrelle peut jeter à genoux des hommes robustes, qui implorent alors merci. Vous pouvez remercier pour ça nos hommes fidèles, ajouta-t-il en riant. Surtout Daoud. C’est le meilleur conteur de la famille.
— C’est ridicule ! m’exclamai-je.
— Mais utile. (Emerson reprit son sérieux.) Toutefois, ne comptez pas trop sur votre légende, ma chérie. Seuls les autochtones les plus superstitieux et les plus frustes y croient.
Je me tournai vers Abdullah, qui marchait à pas lourds derrière nous, marmonnant tout seul. J’imagine qu’il était toujours contrarié qu’on lui ait interdit de mutiler Hamed. Croisant mon regard, il admit d’un air gêné :
— C’est vrai, Sitt. Daoud ne croit pas aux histoires. Il les raconte seulement parce que c’est un grand menteur et qu’il aime attirer l’attention sur lui.
Une fois que nous fûmes en selle, Emerson resta immobile quelques instants, les yeux fixés sur les collines au nord. Le désir qu’on lisait sur son visage était aussi poignant que celui d’un amoureux qui observe une maîtresse inaccessible, mais dans sa grande noblesse il fit passer le devoir avant son désir.
— Retourne à la tombe, Abdullah, et mets les hommes au travail. Je te rejoindrai dès que possible.
— Le garçon…, commença Abdullah.
— Je m’occuperai de lui. (Emerson n’avait pas eu besoin de lui demander de qui il voulait parler.) Donne-lui la statue, puis vas-y.
Seule sa sollicitude pour le cheval qu’il montait et qui n’était pas en grande forme empêcha Emerson de lui faire prendre le galop. Il tremblait de frustration, car il avait tout juste entrevu l’objet longtemps convoité de sa quête, et il brûlait du désir de commencer à travailler sur le site. Je partageais ce désir, mais la fièvre archéologique, chez moi comme chez mon mari, céda le pas à des liens plus sacrés. Tandis que nous cheminions côte à côte à un pas relativement modéré, nous discutâmes de nos projets immédiats et décidâmes d’un plan d’action.
Notre première visite, bien entendu, fut pour Ramsès, que nous trouvâmes assis au lit en train de donner à David un cours d’ancien égyptien.
— Sapristi, Ramsès, tu es censé te reposer, m’écriai-je comme l’autre garçon battait en retraite vers un coin de la cabine, serrant le carnet et le crayon. Où est Nefret ?
— Elle prépare un bouillon de poulet, répondit Ramsès. Je ne veux pas de ce satané bouillon de poulet, Mère. Je veux des œufs au bacon. Elle n’a pas voulu que je prenne de petit déjeuner, mais seulement…
— Parfaitement, l’interrompis-je. Comme vous le voyez, Emerson, votre fils est en bonne forme. Partez, mon chéri. Je sais que vous mourez d’envie d’inspecter votre précieuse tombe.
— Tout comme vous. (Emerson m’entraîna vers la porte.) Merci, ma chérie, je n’oublierai pas votre noble sacrifice, et je vous raconterai tout ce soir.
Les impératifs du devoir (et, bien sûr, de l’amour maternel) n’empêchèrent pas mes pensées de vagabonder au cours de cette journée bien chargée. Comme étaient séduisantes les images dont mon cerveau était tout plein – les gravats intrigants qui jonchaient la chambre, l’image peinte sous sa frise de chauves-souris, et cette ouverture dans le mur, obscure, inexplorée.
Si Emerson s’introduit dans ce trou sans moi, je le tuerai, pensai-je.
Je fis venir le médecin de Louxor. Je me rappelle avec amusement l’air surpris qu’arbora Emerson quand je lui fis part de mon intention, et reçus modestement les félicitations du docteur touchant mes soins. Il n’y avait guère autre chose à faire, déclara-t-il. À ma demande, et malgré l’opposition de Ramsès, il fit quelques points de suture. Laissant un Ramsès considérant d’un air rageur un grand bol de bouillon de poulet, je partis à la recherche de Gertrude. Comme elle n’était pas sur le pont supérieur ni au salon, je frappai à sa porte.
Un long silence, puis une série de bruissements et de pas précipités suivirent l’annonce de mon identité. Elle finit par ouvrir la porte.
— Je suis désolée de vous avoir fait attendre, madame Emerson. Je n’étais pas… je n’étais pas habillée convenablement.
Je présumais qu’elle avait dû être entièrement déshabillée vu que le vêtement qu’elle portait était un peignoir mal noué. Tordant le nez devant une insupportable odeur d’encens, je lui dis :
— Pourquoi vous cachez-vous dans votre cabine par une si belle journée ?
— J’étudiais… j’étais en train d’étudier. (Elle écarta de sa joue une mèche de cheveux gris-brun.) Je ne peux m’empêcher de penser à hier soir. Je regrette vraiment…
— Raison de plus pour sortir au soleil et à l’air frais, dis-je vivement, car je n’avais pas envie de l’entendre rabâcher ses excuses. Broyer du noir dans votre cabine n’est pas raisonnable. Emportez votre livre sur le pont et demandez à Mahmoud de vous préparer du thé.
— Oui, c’est… c’est une bonne idée.
Elle jeta un coup d’œil éperdu par-dessus son épaule. Je fis de même. Elle n’était pas en train d’étudier. Les livres sur sa table étaient fermés et empilés soigneusement, et le livre sur le dessus de la pile était recouvert de la légère poussière sablonneuse qui, dans cette région, se dépose rapidement sur toutes les surfaces planes. Et elle n’était pas non plus en train de se reposer. Le couvre-lit n’était pas froissé, les coussins étaient bien bombés.
— J’espère que vous ne croyez pas, madame Emerson, que je néglige mes devoirs. Je suis allée voir ce que je pouvais faire pour Ramsès, mais Nefret a refusé que j’entre dans la chambre de celui-ci, et quand je lui ai demandé si elle ne voulait pas de leçon, elle m’a dit qu’elle était occupée.
— Ce n’est pas grave, Gertrude. (Je me demandai ce que Nefret lui avait dit d’autre.) Vos fonctions n’incluent pas celles d’infirmière, et ce n’est pas le moment de se préoccuper de leçons.
Néanmoins je décidai que je ferais mieux de faire sortir Nefret de la cabine de Ramsès, car il ne se reposerait jamais si elle le lui ordonnait. Ma prémonition était juste et mon arrivée tomba à pic. Ramsès, lèvres serrées et le regard noir, résistait aux efforts de Nefret pour le « border ». Je le bordai moi-même et fis sortir Nefret. Voyant que Gertrude m’avait obéi et se trouvait sur le pont supérieur, un livre à la main et fixant l’horizon d’un œil vague, nous nous retirâmes au salon.
Je m’attendais à ce que Nefret se plaigne de l’entêtement de Ramsès et de son manque de reconnaissance, mais elle était préoccupée par quelque chose de plus sérieux.
— Je ne voulais pas poser la question devant Ramsès, tante Amelia, car cela risquait de le perturber. Mais voulez-vous me dire ce qui s’est passé ce matin chez le cruel patron de David ?
— Comment sais-tu que c’est là que nous sommes allés ?
Ses lèvres esquissèrent un petit sourire troublant.
— Je connais bien le Professeur, tante Amelia, et j’ai vu ce même regard dans les yeux d’autres hommes. Comme vous dites, j’ai plus d’expérience de ces questions-là que les jeunes Anglaises de mon âge.
— Oh ! fis-je. Ma foi, Nefret, le Professeur n’est pas comme les autres hommes, il leur est bien supérieur, et il n’aurait jamais… Il n’a pas… Oh, mon Dieu, et si je te disais exactement ce qui s’est passé, il n’y a aucune raison pour que Ramsès ne soit pas au courant. Il ne se laisse pas facilement démonter.
Lorsque j’eus terminé, elle hocha la tête, songeuse.
— Peut-être. La première fois que j’ai aperçu l’homme, il était debout près du lit. C’est peut-être un léger bruit – a-t-il trébuché ? – qui m’a réveillée. Il ne m’a pas touchée avant que je ne crie. Puis-je voir la statuette de Tétishéri que vous avez trouvée ?
Ce brusque changement de sujet me laissa un moment sans voix.
— Oui, bien sûr. Mais tu ne veux plus parler de…, de l’autre question ?
— Est-ce vraiment utile ? Les faits en notre possession sont maigres et ils peuvent être interprétés de plusieurs façons. Si vous et le Professeur pensez que le vieil homme disait la vérité…
— Sur ce point, en tout cas, murmurai-je. Sa terreur semblait réelle – et je t’assure, tout à fait justifiée. Quant au reste, je ne sais trop.
Je partis donc chercher Tétishéri, qu’Emerson avait laissée dans notre cabine. La conversation m’avait convaincue que Nefret ne dissimulait pas des craintes qu’elle aurait répugné à évoquer. Je suis très observatrice, et je l’avais considérée avec attention tandis qu’elle me racontait sa mésaventure. Je n’avais pas remarqué le moindre frémissement, la moindre altération dans les couleurs de son visage ou le ton de sa voix. Je crois à l’inconscient, mais jusqu’à un certain point.
Vu que je n’avais pas eu l’occasion d’examiner la statue de près, nous le fîmes ensemble, tout en la comparant à la photographie de celle du British Museum. Elles semblaient identiques. C’est Nefret qui me fit remarquer que même l’inscription hiéroglyphique incomplète à la base avait été recopiée correctement.
Je la laissai étudier – avec ma permission – ma traduction du Bassin aux Hippopotames, et j’allai vaquer à mes occupations. Les dispositions domestiques – la commande des repas, la vérification de l’approvisionnement, le lavage des chevaux – occupèrent plusieurs heures. Il était presque l’heure du thé quand je retournai à la cabine de Ramsès, où je constatai, comme je m’y attendais, que Nefret remplissait de nouveau ce qu’elle considérait comme son devoir. Toutefois, l’atmosphère était étonnamment cordiale. Selim était pelotonné sur la carpette, profondément endormi. Bastet étendue au pied du lit, et Ramsès, appuyé sur des coussins comme un jeune sultan, tenait la statue de Tétishéri. Les photographies de l’original se trouvaient à côté de lui et les deux autres les avaient manifestement comparées.
— J’ai tout raconté à Ramsès et à David, s’empressa de préciser Nefret. Vous m’aviez dit que je le pouvais.
Je ne lui avais pas spécifié qu’elle pouvait le dire à David. Cependant, il n’y avait aucune raison sensée pour que je trouve à y redire. Sur un geste de Ramsès, le garçon alla me chercher une chaise. Je m’assis.
— Est-ce toi qui as fait ça, David ? m’enquis-je.
— Non, madame.
Ramsès ou Nefret (ou bien tous les deux) avaient dû lui enseigner les bonnes manières en même temps que l’anglais – et Dieu sait quoi d’autre. En l’occurrence, son vocabulaire anglais était insuffisant ; au bout de quelques tentatives, il abandonna et se lança avec animation dans des explications en arabe :
— Je ne sais pas faire du travail aussi soigné, Sitt. Pas encore. Ceci a été fabriqué par Hamed, il y a longtemps, avant qu’on lui fasse mal aux mains. C’était le maître, personne n’était aussi habile. Il ne pouvait pas me montrer, mais il pouvait me dire ce qu’il fallait faire et me corriger quand je me trompais.
— À la baguette, je suppose, commentai-je, sarcastique.
— C’est comme ça qu’on apprend. (Au bout d’un moment, il ajouta d’une voix toute différente :) Je croyais que c’était comme ça…
— Et pourtant, dit Ramsès qui avait gardé le silence plus longtemps que je n’aurais cru, tu as trouvé ceci, si ce que Nefret rapporte de l’événement est exact…
— J’en suis persuadée, dis-je vivement.
— Bien sûr, reprit Ramsès tout aussi vivement, je ne voulais parler que des inexactitudes inévitables et inconscientes qui se glissent dans un récit quand il passe de narrateur en narrateur. Comme j’étais en train de dire, tu as trouvé ceci caché parmi d’autres objets d’art authentiques. Pourquoi crois-tu que celui-ci ne l’est pas ?
C’était David qu’il regardait, pas moi. J’étais sur le point de traduire le commentaire de Ramsès, ou du moins d’en donner une version plus intelligible, quand Nefret lança avec impatience :
— Ramsès, ne sois pas sot. L’original est au British Museum. Il s’agit donc d’une copie.
— En ce cas, Hamed l’a faite il y a plus de dix ans, conclut Ramsès. M. Budge a acheté l’autre en 1890, si je me rappelle bien.
David comprit au moins la dernière phrase. Il hocha la tête avec empressement.
— Cela remonte à loin, oui. Il ne peut plus travailler depuis des années. Quand je suis arrivé chez lui, il avait déjà les mains abîmées. Mais c’était le maître, et il m’a appris.
Mais l’enseignement d’Hamed n’aurait pas été aussi efficace si le garçon n’avait pas eu des dons exceptionnels au départ. La fabrication et la vente de contrefaçons est le métier le plus répandu parmi les habitants de Louxor et des villages avoisinants. Hamed avait dû tomber sur le garçon un jour où il s’essayait à fabriquer un faux, et il avait reconnu ses capacités inexploitées. Et qui mieux qu’Hamed aurait pu les discerner ? Il avait incontestablement été un maître, même s’il était sans formation et sans scrupules. Le priver de son aptitude à pratiquer son art était un châtiment cruel auquel seul un sadique aurait pu penser. Seules ses mains avaient été abîmées.
*
***
Emerson fut de retour avant l’heure où je m’y attendais. Je savais ce qui l’avait amené à rompre avec ses habitudes, et lorsqu’il fit irruption dans la cabine de Ramsès, toujours vêtu de sa tenue de travail froissée et chaussé de ses bottes poussiéreuses, il exprima promptement ses sentiments de manière typique.
— Qu’est-ce que vous faites tous là, nom d’un chien ? Ramsès devrait être en train de se reposer. On dirait une… une orgie !
David fut le seul à reculer devant le regard bleu fulminant et les sourcils froncés d’Emerson. Selim le considéra avec admiration.
— Venez vous changer, mon chéri, et puis nous monterons tous prendre le thé. Le docteur a dit que Ramsès pouvait sortir du lit un moment ce soir s’il était prudent.
D’un air un peu timide, Emerson prit un biscuit dans l’assiette que lui tendait Nefret, puis il me laissa l’entraîner hors de la cabine.
— Eh bien ? demandai-je.
— Eh bien quoi ? (Emerson referma notre porte et avança vers moi.)
— Vous sentez très fort la chauve-souris, mon chéri, dis-je en lui échappant.
— Ah bon ? Oui, je suppose. Mes excuses, Peabody. On s’habitue à l’odeur, voyez-vous.
Il se dirigea vers le lavabo pour y remédier, et tandis qu’il procédait à ses ablutions je répondis à ses questions sur la visite du médecin et lui fis part de ce qu’avait dit David sur la statue de Tétishéri.
— Cela n’ajoute guère à ce que nous savons déjà, grommela Emerson. J’aimerais poser quelques questions à ce jeune homme. Vous vous souvenez de la statue que nous avons trouvée hier dans l’antichambre – celle de la déesse hippopotame ?
— Difficile de l’oublier. Avez-vous découvert comment elle était arrivée là ?
— J’ai une ou deux théories, mais je n’ai pas eu l’occasion de les vérifier. La journée a été rudement infructueuse… Où diable sont mes chemises ?
Elles étaient là où elles sont toujours, dans le tiroir supérieur de la commode. J’en sortis une et, comme il se retournait, je hoquetai :
— Infructueuse, dites-vous ? Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Presque rien, comme je vous l’ai dit… Oh, ça. (Il jeta un coup d’œil à la meurtrissure qui bleuissait sur sa poitrine.) Je suis désolé de vous décevoir, ma chère Peabody, mais personne n’a tenté de me tuer. C’était un simple accident, dû en grande partie à ma propre maladresse. J’étais sur l’échelle de corde, voyez-vous, en train de m’attaquer à ce rebord rocheux juste en dessous de l’entrée…
— Emerson, pour l’amour de Dieu ! Pourquoi faut-il que vous preniez des risques aussi inutiles ?
— Pas inutiles. (Il repoussa ma main et finit de boutonner sa chemise.) L’entrée est étroite, comme vous le savez. Outre la difficulté que nous avons pour nous y faufiler, nous ne pouvons pas faire passer de gros objet, pas même un panier, par cette anfractuosité. Il fallait l’élargir, et de toute évidence c’était à moi de le faire. Ce fichu marteau a rebondi de travers, voilà tout.
Il était sorti avant que je puisse répliquer. Je le suivis dans la cabine de Ramsès.
— Pourquoi ne faisons-nous pas servir le thé ici ? demanda-t-il. Ramsès me paraît confortablement installé.
— Trop confortablement, repartis-je en observant la scène avec consternation.
On aurait vraiment dit une orgie. Nefret était assise sur le bord du lit ; Selim s’était réveillé et regardait d’un air affamé les biscuits que les lois du ramadan lui interdisaient de manger ; quant à la tête de Bastet, elle était dans le bol de bouillon de poulet. Anubis était assis à la fenêtre, suivant des yeux Bastet et se léchant les moustaches.
— Il faudra que Ramsès quitte ce lit un moment, continuai-je. Il a besoin d’être refait et il faut enlever toutes ces miettes. D’autre part, il serait impoli de ne pas convier Gertrude.
— Mmm, fit Emerson, si vous le dites, Peabody. Mais d’abord… (Il se tourna vers David, accroupi au pied du lit, et s’adressa à lui en arabe.) Hamed m’a dit que l’homme qui était venu ici hier soir ne voulait pas de mal à la jeune fille. Il est venu pour toi, parce qu’Hamed t’avait acheté.
— Il a menti. (Mais le garçon s’abstint de croiser le regard d’Emerson.)
— La loi anglaise interdit d’acheter et de vendre des êtres humains, approuva Emerson. Mais il y a des lois plus anciennes que certains placent plus haut. Hamed n’a aucun droit sur toi sauf si tu crois qu’il en a. Est-ce le cas ?
Les derniers mots avaient claqué comme une gifle. Le garçon avait tressailli – et moi aussi. Pourquoi n’avais-je pas saisi l’implication plus tôt ? Il y a une loyauté qui repose sur la servitude – détestée, vomie, mais admise par ceux qui croient à ce code. Pour eux, elle peut fort bien supplanter toute autre obligation.
— Père…, commença Ramsès.
— Tais-toi, Ramsès. David ?
Le garçon secoua la tête.
— Non. Non, Maître des Imprécations. Je jure par Sitt Miriam, par son Fils, par les Saints…
— Cela suffit, coupa Emerson, j’accepte ta parole. As-tu fait pour Hamed une statue de la déesse hippopotame ?
Bien innocemment, Emerson ne ménageait pas David. Emerson est incapable de cruauté délibérée envers un enfant, mais ces questions brutales s’abattaient sur un garçon qui était habitué aux coups, aux jurons, et à qui il restait à apprendre ce qu’était la confiance. David baissa les yeux, et la réponse qu’il marmonna fut à peine audible.
— Aywa. Je ne savais pas…
— Cessez de tyranniser cet enfant, Emerson, intervins-je.
— Tyranniser ? (Emerson fit volte-face, ses yeux bleus brillant d’indignation.) Bon sang, Peabody, comment pouvez-vous me croire capable d’une chose pareille ?
David n’apprécia guère non plus mon intervention. Il me décocha un regard mauvais, puis redressa les épaules et parla comme un homme.
— C’est moi qui l’ai faite. J’en ai fait deux. Taueret, la déesse de l’enfantement. C’était du beau travail.
— De l’excellent travail, m’exclamai-je. Donc, la statue que nous avons découverte dans la tombe est une contrefaçon ?
— Bien sûr, répondit Emerson en prenant sa pipe. Je l’ai examinée attentivement cet après-midi. Sais-tu comment elle a atterri là, David ?
Le garçon secoua la tête.
— Comment le saurait-il ? Il était ici, trop malade pour bouger, quand cette satanée statue a été placée dans la tombe. Emerson, ne fumez pas cette pipe. Montez avec Ramsès sur le pont. Le thé va être prêt.
Ramsès affirma qu’il pouvait marcher – ce qui était vrai –, mais vu qu’Emerson était décidé, il se laissa porter de mauvaise grâce. Il dut également subir les soins attentionnés de Nefret, – qui l’aurait enveloppé dans des couvertures des pieds au menton si je l’avais laissée faire –, ainsi que ceux de Gertrude.
Cependant, après avoir manifesté les marques d’intérêt appropriées, Gertrude reporta son attention sur Nefret. Sa sollicitude n’était pas feinte, j’en suis sûre ; elle était également exaspérante et inutile. Finalement je fus forcée de l’interrompre avant que Nefret n’explose et ne soit impolie.
— Prenez un autre sandwich, Gertrude, pendant que le professeur Emerson nous parle de la tombe. Nous n’avons pas encore eu l’occasion de discuter du travail de la journée.
Comme Emerson fut le premier à l’admettre, il n’y avait pas grand-chose de nouveau à signaler.
— J’ai décidé de suivre le conseil de Ramsès et d’élargir le passage inférieur. Le danger de chute de pierres est trop grand, et comme nous ne pouvons pas utiliser d’explosifs, cela prendra un certain temps.
Ramsès exprima sa satisfaction, ainsi que son intention de « reprendre le collier », selon ses propres termes, dès que débuterait le travail dans la tombe proprement dite.
— Mais, continua-t-il sans laisser à quiconque le loisir de faire un commentaire, c’est la statue dont vous avez parlé qui m’intéresse, Père. Vouliez-vous dire tout à l’heure qu’elle n’était pas dans la tombe la première fois que vous et Mère êtes… euh… tombés sur les voleurs. Vous ne l’avez peut-être pas remarquée, car à ce moment-là vous étiez occupés par votre survie. L’autre éventualité, je n’ai pas besoin de le souligner…
— Tu parles trop, Ramsès, l’interrompit Nefret. Je suis sûre que ce n’est pas bon pour toi dans ton état.
— Très juste, dis-je, pendant que Ramsès cherchait la meilleure parade à cette remarque fourbe. La statue n’était pas là au début. Je t’assure que je n’aurais pu manquer de la voir. Quant à l’autre éventualité, il est inutile que tu l’évoques. Bien que j’ignore comment la statue a pu se retrouver là, puisque nos hommes montaient la garde. À moins que…
— Je vous conjure, intervint Emerson, mordant le tuyau de sa pipe, de vous abstenir de le dire, Amelia.
— À moins que la tombe n’ait une autre entrée. Un passage secret.
— Absurde, Amelia.
— Comment pouvez-vous en être aussi sûr ? Nous n’avons pas dégagé l’antichambre. L’entrée pourrait fort bien être dissimulée sous les débris.
— Parce que… Oh, mais pourquoi essayer d’imposer la raison dans une conversation pareille ? Cette satanée statue est sortie de l’atelier d’Hamed, mais il est impossible de savoir pourquoi ni comment elle a été placée là. Je refuse d’en discuter plus longtemps. Qu’est-ce que c’est, ça ? Le courrier ? (Emerson jeta sa pipe dans le récipient, éparpillant des cendres sur les sandwiches qui restaient, puis prit les papiers et les enveloppes posés sur un banc à proximité.) Quelque chose d’intéressant ?
— Pas dans mon courrier, non. À part cela, je ne peux pas dire, car je n’ouvre pas les lettres adressées aux autres.
Un silence quelque peu gêné suivit ce léger reproche. Miss Marmaduke commença à parler du temps radieux et de la beauté du coucher de soleil. Je répondis machinalement – le sujet n’étant pas de ceux qui requièrent toute ma concentration –, et je regardai Emerson décacheter une enveloppe qui avait attiré mon attention. C’était la seule qui promettait l’éventualité de quelque nouvelle intéressante, car elle avait été remise en mains propres et je ne connaissais pas cette écriture. Emerson me ferait-il part de son contenu ? Me mettrait-il dans la confidence ?
Il n’en avait nullement l’intention. Ses seules réactions visibles furent un tremblement de ce menton orné d’une jolie fossette et un mouvement de la main qui tenait le papier. Comme il était sur le point de le remettre dans sa poche, je tendis la main pour le lui prendre.
Après avoir lu le message, j’ordonnai au garçon de cabine :
— Dites au cuisinier que le Professeur et moi-même ne serons pas là pour le dîner.
Emerson tonna, sans s’adresser à personne en particulier :
— Enfer et damnation !
*
***
Comme Daoud s’écartait du rivage, Emerson dit avec humeur :
— Au moins, nous nous arrêtons plus tôt que d’habitude. Je pourrais peut-être faire une nuit complète pour une fois.
— Que veut-il, à votre avis ? lui demandai-je, enveloppant mes cheveux d’une écharpe de dentelle.
— Amelia, nous avons parlé de ça au moins une douzaine de fois depuis que vous avez lu ce mot. À quoi bon spéculer ? Riccetti nous fournira la réponse bien assez tôt.
— Voyons, Emerson, vous savez bien que ce n’est pas vrai. Il nous sortira un tas de boniments afin de nous induire en erreur. C’est pour ça qu’il nous a invités.
Moi aussi j’avais été invitée. Je n’éprouvais donc aucune honte à avoir lu un courrier qui ne m’était pas adressé – car si je n’avais pas agi ainsi, Emerson ne m’aurait pas fait part de son contenu.
Emerson était toujours en train de faire la tête et ne répondit pas. Aussi continuai-je :
— C’est une curieuse coïncidence, vous ne trouvez pas ? Riccetti arrive à Louxor juste après notre découverte de la déesse hippopotame. C’était une façon étrange d’annoncer sa venue.
Comme je m’y attendais, ce discours mit Emerson hors de lui. Mais il est plus facile à prendre quand il est en colère que quand il fait la tête.
— Crénom, vous aimez vraiment trop les coïncidences curieuses, Amelia ! Il est peut-être là depuis des semaines. Quant à la signification sibylline des hippopotames, je veux bien croire que le fait de traduire des contes de fées vous ait monté à la tête. Pourquoi diable…
Et le reste à l’avenant. Il fut ravi de continuer ainsi durant le reste du trajet. Je m’appuyai contre son épaule et j’admirai la vue.
Riccetti nous avait invités à dîner au Louxor. Il était déjà là quand nous arrivâmes. Tous les regards convergeaient vers lui. En dehors des serveurs coiffés de tarbouches et chaussés de pantoufles rouges, la salle à manger du Louxor aurait pu être celle de n’importe quel hôtel anglais, avec ses nappes et ses serviettes damassées, ses verres en cristal, sa belle porcelaine, et ses clients vêtus à l’européenne. Riccetti se remarquait dans ce cadre comme un urubu dans une cage à moineaux. La présence des deux gardes du corps, aussi immobiles que des statues derrière lui, prêtaient une touche particulièrement exotique au tableau. Il s’était fait donner une des meilleures tables, dans un angle près des fenêtres, et lorsqu’il nous vit, il leva le bras pour nous saluer. Les yeux écarquillés des dîneurs se rivèrent sur nous comme mus par un même ressort.
Le fait de m’avoir chapitrée avait mis Emerson d’humeur (relativement) aimable. Il laissa, jusqu’au bout, Riccetti s’excuser auprès de moi de ne pas se lever (« les infirmités de l’âge, madame Emerson »). Puis il posa les coudes sur la table avant de déclarer :
— Venons-en au fait, Riccetti. Je n’ai pas l’intention de rompre le pain avec vous ni de permettre à ma femme de rester en votre présence plus longtemps qu’il n’est nécessaire. Amelia, ne touchez pas à ce vin !
— Mais mes amis, s’exclama Riccetti, comment porter un toast à votre succès si vous ne buvez pas avec moi ?
— Vous savez donc que nous avons trouvé la tombe ? le questionnai-je.
— Tout Louxor est au courant. La chose ne m’a guère surpris, bien entendu. J’avais la plus grande confiance dans vos capacités.
— Vous ne nous avez pas conviés ici pour nous adresser des félicitations, fit sèchement Emerson. Qu’est-ce que vous voulez ?
— Voyons, Emerson, dis-je, je vous accorde volontiers qu’il est inutile de prolonger cet entretien indéfiniment, mais vous ne posez pas les bonnes questions. Le Signor Riccetti va se contenter de nous répéter inlassablement que c’est un plaisir de retrouver de vieilles connaissances et qu’il se plaît en notre compagnie. Laissez-moi faire. Signor, depuis combien de temps êtes-vous à Louxor ?
Riccetti avait écouté avec intérêt. Il dévoila alors toutes ses dents de reptile, arborant un large sourire sarcastique.
— Je ne mentirais pas, madame Emerson, si j’affirmais que je me plais beaucoup en votre compagnie. Comment pourrais-je refuser de me prêter au petit jeu des questions et des réponses avec une dame aussi charmante ? Je suis arrivé ici il y a huit jours, par le vapeur de Cook, le Ramsès. J’ai trouvé le nom vraiment symbolique.
— Et qu’avez-vous… Non, ce n’est pas assez précis. Vous êtes-vous entretenu avec Ali Murad ?
— Je me suis rendu à sa boutique mardi dernier. Je rends toujours visite aux marchands d’antiquités, dans l’espoir d’augmenter ma petite collection.
— Vous avez une collection d’objets d’art ?
— Quelques modestes bibelots. Un jour, si vous voulez bien me faire l’honneur, je serais ravi de vous les montrer.
— Je veux bien être pendu…, commença Emerson.
— Chut, Emerson. Je reconnais que je me suis éloignée du sujet. Je vais y revenir. Savez-vous, Signor, que M. Shelmadine est mort ?
Riccetti dévoila quelques dents supplémentaires.
— Ma chère madame Emerson, c’est moi qui ai pris la liberté de vous informer de ce fait – ou, plus exactement, de vous adresser la coupure du journal du Caire. J’étais certain que votre esprit vif tirerait cette conclusion inévitable.
— L’avez-vous assassiné ?
Riccetti donna l’impression de s’amuser énormément. Ses mâchoires s’écartèrent encore plus, dévoilant une collection étonnante d’appareils dentaires.
— Non, madame Emerson, ce n’est pas moi.
J’essayai un autre angle d’attaque.
— Depuis que vous êtes à Louxor, avez-vous rendu visite à Abd el Hamed ?
— Hélas, dit Riccetti avec un soupir hypocrite, je n’ai pas pu rendre visite à mon vieil ami Hamed. Mes infirmités s’aggravent, madame Emerson.
— Est-ce que ce sont vos hommes qui ont placé la statue de la déesse hippopotame dans la tombe ?
Les yeux de Riccetti s’arrondirent et je crus un instant que je l’avais pris au dépourvu. Puis il éclata de rire. Tous les verres sur la table se mirent à trembler, et toutes les têtes se tournèrent vers nous.
Riccetti se mit à pleurer de rire. S’essuyant les yeux avec une serviette, il hoqueta :
— Ah, bravissima ! Che donna prodigiosa ! Emerson, mon vieil ami, elle est merveilleuse. Je vous félicite.
— Encore une allusion à ma femme, dit Emerson entre ses dents, et je vous assomme.
— Mille pardone ! L’humour britannique a toujours été un mystère pour moi. (Il ne riait plus à présent.) Laissez-moi comprendre votre question, madame Emerson. Vous semblez sous-entendre que quelqu’un a, disons, déposé un objet dans la tombe ces jours derniers. Je vous assure que ce n’est pas moi. La dernière chose que je cherche à faire, c’est vous déranger dans votre travail.
— Oh, sornettes ! explosa Emerson. Je connais la vraie raison pour laquelle vous êtes venu à Louxor, Riccetti. Vous avez l’intention de reprendre en main le marché local des antiquités. Vous l’avez perdu voici dix ans à cause d’un autre concurrent plus habile. Il a maintenant disparu de la circulation, et la place est de nouveau à prendre. J’ignore si vous avez des concurrents, ou de qui il peut s’agir. Franchement, je m’en fiche. J’écraserai quiconque – et cela s’applique à vous –, tentera de nuire à ma famille et à mes amis, ou me dérangera dans mon travail.
Les dents de Riccetti s’étaient éclipsées derrière ses lèvres serrées. Ces dernières s’entrouvrirent tout juste pour articuler :
— Combien d’amis avez-vous, Maître des Imprécations ?
— Oh, crénom, rétorqua Emerson, je n’ai pas le temps de faire assaut d’allusions énigmatiques avec vous. Si vous avez quoi que ce soit de sensé à dire… Je pensais bien que non. Venez, Amelia.
Une fois que nous fûmes dans la rue, Emerson se secoua vigoureusement.
— Être en présence de ce gredin me donne toujours l’impression d’être couvert d’insectes qui me courent dessus, observa-t-il. Et si nous passions chez Rohrmoser pour y prendre un verre de bière et dîner un peu ? Je mangerais bien un morceau.